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Guérite 806

GUÉRITE 806

-Encore un accroc. Trois en deux mois...

Il réparait les voiles qui, pulsées par l’énergie photonique, ratissaient l’espace dans l’orbite 806, et ramenaient sagement les milliers de débris turbulents vers un couloir inoffensif. Employé de l’entreprise Cleanset depuis trois ans, il aimait son travail, même s’il donnait au terme « aimer » un sens terriblement technique. Il aimait se déplacer, mais ne ressentait ni l’ivresse, ni l’angoisse sourde que ressentaient ses prédécesseurs dans la boîte. Il était programmé. C’était un sacré progrès.

Albedo salua l’aube. Enfin, pouvait-il parler d’aube dans cet espace où le soleil se lève et se couche seize fois dans la même journée…d’emblée, l’aube, elle hésite. A peine dévoilée, elle disparait.

Il sortit de son module individuel, fit signe à l’habitacle voisin où oeuvrait son collègue. L’autre répondit d’un mouvement de la tête, oui, il pouvait y aller.

Il se leva, s’orienta vers la zone de réparation et attendit de rejoindre l’immense panneau kaptonisé dont un des capteurs avait transmis la défaillance. Encore une trace d’impact, ils allaient certainement le changer bientôt.

Le trajet était long. Et lent. Pendant l’intervalle de temps qui l’emmenait vers sa voile, il fit défiler la check list pour être sûr de ne rien oublier. L’an dernier, appelé à la réfection d’une égratignure dans le bord latéral d’un miroir, il avait gardé à l’oreille une mélodie envoyée par la terre pour égayer son ennui. Happé par la musique, il avait réparé, puis regagné son module sans vérifier l’ensemble du navire. Son œil, augmenté d’une vision scopique, lui permettait pourtant un examen quasi microscopique en même temps qu’instantané. Cette distraction dans son programme de surveillance lui avait valu un retour sur terre pour vérifier son comportement et surtout ses circuits. Les experts de l’Organisation l’avaient néanmoins gardé à son poste, sans le congédier.

Sans doute parce qu’il s’était habitué sans état d’âme à son nouveau job. Trois ans plus tôt, comme de nombreux licenciés de la cinquantaine, ni ses nombreux diplômes, ni sa position de cadre aéronautique, ne lui avaient permis d’illusion. Si certains travaillaient ad libitum, les éliminés du parcours ne se remettaient jamais en selle. Il s’apprêtait, sans état dépressif notoire, à une vie périphérique modeste. Jusqu’au jour où, désoeuvré, rêvant sur son écran, il sauva sa famille de l’ostracisme et lui-même de la mélancolie. Il dénicha un concours international ouvert aux cadres en perte d’emploi. Il s’agissait de services d’entretien dans les métiers de l’espace. Il s’inscrivit.

Ses mêmes diplômes furent son atout majeur. Sa capacité à s’adapter aux difficultés de la vie le firent remarquer. Il remporta le concours haut la main.

Ensuite, tout était allé très vite. Les voiliers de l’espace cinglaient sous la plume des poètes depuis longtemps, les marins de l’espace en étaient à leurs premières excursions. Mais la terre souffrait, et, s’il fallait l’abandonner un jour, la route devait être libre, aisée, et le voyage s’effectuer dans un espace domestiqué. Les millions de déchets vagabonds autour de la terre jouaient encore un ping-pong échevelé. Mais un faisceau optique révolutionnaire, un laser capable de repousser les objets, venait d’autoriser de toutes nouvelles hardiesses, et inspirait à vive allure les start-ups d’épuration. La société Cleanset, petite sœur de l’entreprise mondiale pour l’Organisation des Territoires Spatiaux, fabriquait les voilures équipées de ces drôles d’aimants inversés. On enrôla Albedo dans le Programme de dépollution en cours. On modifia ses réflexes, on crispa son ADN, on boosta son ocytocyne. On fit taire ses caractères inutiles.

Le quick repair spatial n’avait rien d’un palais. Mais, grâce à ses verres correcteurs, il y vit les objets si chers qu’il avait collectés durant sa vie terrestre. Une fois par semaine au début, il y retrouva virtuellement sa compagne. Et, même si accomplir son devoir conjugal relevait de l’illusion dans ce monde d’apesanteur où un simple baiser faisait se tordre les bouches, il était assez corrigé pour s’adapter à cet avatar d’amour. Son scaphandre lui envoyait les sensations qui l’avaient commotionné lors de leur première rencontre. Puis, doucement, la convoitise de sa chair s’apaisa.

Il s’approcha de la voile. Continuant sa course lente, il établit une liaison avec son collègue. L’encoche semblait, à cette distance, bien plus importante que ne l’avait signalé le boîtier.

-Le débris l’a amoché cette fois, transmit-il au coéquipier qui surveillait, de son siège, la manœuvre réparatrice. Faut que tu y viennes toi aussi. Emporte la colle Braixy, j’ai oublié de la prendre.

-Et l’autogel, non ?

-Sûr. Une bonne dose.

L’immense voilier le fuyait, déployé dans le vide sidéral, mais son propre équipement lui permettait une progression telle qu’il grignotait la course. Il appréciait cette émulation. Autant que le bricolage de ses circuits, elle plaçait dans l’oubli les douceurs de sa vie ancienne, l’odeur du café fumant le matin, de l’herbe verte des gazons fraîchement coupés, le garrulement du geai dans la forêt. Sa vision augmentée allait de pair avec la régression de ses autres sens. Les parfums, satinés ou repoussants, il n’en trouvait plus l’usage. Aucune fragrance inutile ne l’entraînait, aucune caresse superflue ne le faisait plus défaillir. Certes, de la musique lui parvenait, égayait de ses rythmes une communication par ailleurs réduite à quelques informations techniques. Dès qu’elle cessait de parvenir à son casque, le silence de l’espace le rendait à lui-même. La fonction crée l’organe, affirmait autrefois la formule. Dans le Programme, les organes devenaient muets, le slogan était battu en brèche, et son application détournée, aidée par quelques manipulations accélératrices et bienveillantes.

Il parvint au but, fit le point et attendit son collègue. Il avait besoin de colle, en effet et de beaucoup de gel.


Suite dans les jours qui viennent...


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